Hailé Gerima
Le dixième film d’Hailé Gerima, qui a longtemps porté le lourd fardeau d’incarner, à lui seul, le cinéma éthiopien et qui n’avait pas tourné depuis dix ans, témoigne d’une ambition et d’une ampleur impressionnante. Il s’agit de suivre, à travers le parcours d’un individu, trente ans d’une histoire qui n’est pas seulement celle de l’Ethiopie moderne ou de la diaspora africaine mais d’une transformation profonde, anthropologique, une mutation dont on a le sentiment qu’elle est plus générale que cela, qu’elle dépasse celle d’un continent meurtri.
Le film débute par un carton qui indique qu’il se situe au début des années 1990. Boiteux, visiblement éprouvé, tant physiquement que mentalement, par une expérience dont on ne sait encore rien, un homme, Anberber, retourne dans son village familial, au cœur de la brousse éthiopienne. Il est médecin. Alors que les effets d’une guerre civile se font encore percevoir dans son village, Anberber se remémore ce que furent ses années de jeunesse et son parcours. Anberber a fait partie d’une génération d’intellectuels africains progressistes qui ont fait leurs études en Europe et ont aspiré à une transformation de leur pays. En faisant ses études de médecine en Allemagne, il assiste, de loin mais dans l’enthousiasme, au renversement du Négus Hailé Sélassié par une junte militaire se réclamant du marxisme en 1974. Il voit, dans cet événement, comme de nombreux compatriotes, un espoir d’évolution radicale de l’Afrique et la fin du féodalisme, la mise en échec de l’impérialisme.
De retour à Addis-Abeba, il y découvre la réalité d’une terreur stalinienne particulièrement intense et brutale, d’une répression qui s’abat sur ses collègues et ses amis et à laquelle il échappe de justesse. Il y constate la dislocation de ses idéaux fracassés par d’incompréhensibles et sanglantes guerres de factions.
Il revient en Allemagne alors que la chute du mur de Berlin va bouleverser fondamentalement la situation. Son destin se jouera sur un coup du sort presque absurde, une forme d’aléas de l’histoire. Car durant tout le récit, l’évolution a priori très déterminée des événements est sans cesse contrariée par une forme de hasard qui caractérise aussi le parcours et le sort des individus. Enfin, le moment où il revient dans son village natal correspond à la fuite de Mengistu, le dictateur issu de la junte militaire et qui avait pris le pouvoir en 1977. Ce retour boucle ainsi symboliquement un cycle historique.
Par Jean-François Rauger
(Extraits)
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